Divers groupes de médecins sont exposés aux risques médico-légaux qu’entraîne la prestation de soins de santé mentale. En raison de la pénurie persistante de soins psychiatriques dans de nombreuses régions du Canada, des non-psychiatres sont souvent appelé·es à intervenir pour évaluer et gérer les besoins des patient·es en matière de santé mentale. L’adoption d’une approche interdisciplinaire, notamment la collaboration avec d’autres professions de la santé (p. ex. psychologie, travail social ou pratique infirmière), peut contribuer de manière significative à l’établissement d’un diagnostic et à la prestation de soins appropriés à une personne atteinte de troubles de santé mentale.
Complexité des diagnostics en santé mentale
L’établissement d’un diagnostic en santé mentale peut être complexe. Les symptômes sont principalement rapportés par les patient·es lors des consultations, et les mesures objectives ainsi que les biomarqueurs associés à la psychopathologie sont encore à l’état embryonnaire.1 Le diagnostic repose toujours sur une évaluation psychiatrique et un examen de l’état mental réalisés par un·e médecin ou un·e professionnel·le de la santé mentale détenant les compétences nécessaires. Comme un diagnostic peut évoluer ou changer d’une évaluation à une autre, il peut être nécessaire de répéter certaines évaluations pour éviter de parvenir à une conclusion hâtive.
L’analyse des dossiers médico-légaux de l’ACPM associés à des problèmes de santé mentale a fait ressortir l’importance, soulignée par l’expertise médicale,2 de consigner dans le dossier médical une anamnèse détaillée de la santé mentale et un examen approfondi de l’état mental de la personne traitée, et d’avoir recours à des critères reconnus pour déterminer un diagnostic. Les plaintes concernant les diagnostics peuvent être associées au jugement clinique de la ou du médecin qui détermine l’autonomie ou l’employabilité d’une personne (p. ex. les évaluations médicales indépendantes exigées par l’employeur, les hospitalisations involontaires ou les évaluations de l’aptitude à conduire), et l’impact de biais cognitifs sur le diagnostic est un facteur fréquemment relevé par l’expertise médicale. De plus, des erreurs d’attribution (lorsque des symptômes physiques sont faussement attribués à la maladie mentale) ont souvent été observées.3
Exemple de cas : attribution erronée d’un symptôme qui s’aggrave et retarde les soins
Un médecin de famille en milieu rural assure le suivi d’un homme d’âge moyen pendant trois ans, à la suite d’une hospitalisation pour une détresse respiratoire aiguë causée par un œdème pulmonaire. En plus de surveiller le plan de traitement associé à la coronaropathie grave et à la néphropathie, le médecin évalue le traitement de l’anxiété et de la dépression. Au cours du suivi, il constate qu’un gain de poids rapide et une mauvaise surveillance de la glycémie coïncident avec une perte d’emploi; de plus en plus, les rendez-vous avec le patient portent sur sa perte d’emploi, ses facteurs de stress et sa léthargie. Le médecin consigne le gain de poids dans le dossier du patient, mais n’effectue pas d’examen physique, puisqu’il attribue ce changement à la diminution de l’activité physique en raison de la dépression. Peu de temps après un rendez-vous qui portait principalement sur l’évaluation de son état mental, le patient est hospitalisé pour insuffisance cardiaque aiguë et insuffisance rénale avec œdème généralisé proéminent. Il décède peu après dans l’unité des soins intensifs.
Une plainte est déposée auprès du Collège, qui critique le fait que le médecin n’a pas élargi son diagnostic différentiel pour tenir compte des causes médicales du gain de poids chez ce patient. Le Collège impose au médecin une formation sur la prise en charge thérapeutique de patients présentant des troubles en comorbidité.
Demandes de consultation et importance du suivi
Les médecins peuvent avoir de la difficulté à obtenir des consultations psychiatriques pour les patient·es et à les diriger vers des spécialistes, ce qui a des conséquences sur la surveillance et le suivi. Il serait important de tenir compte des diverses options possibles en matière de collaboration avec d’autres professions de la santé mentale (notamment la psychologie, le travail social et la pratique infirmière), que ce soit sous forme virtuelle ou en personne, afin de fournir des soins appropriés à ces patient·es.
Dans une analyse des dossiers médico-légaux de l’ACPM liés à des demandes de consultation et à des suivis inadéquats chez les patient·es présentant des problèmes de santé mentale, l’expertise médicale a mis l’accent sur les considérations suivantes :
- Les médecins devraient s’informer des ressources de soutien offertes dans la collectivité, comme les services sociaux et de counseling, les lignes téléphoniques de crise en santé mentale, les équipes itinérantes de gestion de crise, les centres de désintoxication, les centres d’hébergement et les services de traitement des toxicomanies. Ces renseignements peuvent être fournis à la patiente ou au patient dans le cadre d’une stratégie de suivi.
- Les consultations devraient se poursuivre au besoin, même si l’accès à une aide psychiatrique pose un défi. Les efforts à cet effet devraient également être consignés au dossier.
- Lorsque les demandes de consultation sont retardées, une réévaluation et une surveillance appropriées par la ou le médecin traitant·e peuvent être nécessaires durant la période d’attente. Une nouvelle anamnèse et une réévaluation de l’état mental devraient être faites régulièrement.
Quand l’accès à des spécialistes est limité, des options telles que les téléconsultations ou les consultations virtuelles peuvent faciliter les soins. Les médecins devraient évaluer l’utilisation de ces services à l’avance, de même qu’évaluer si les mesures de protection des renseignements sont adéquates et si les services sont appropriés pour un·e patient·e en particulier.
Exemple de cas : nécessité d’un suivi psychosocial approprié pour une patiente suicidaire
Une étudiante qui présente des troubles complexes de santé mentale et de toxicomanie est expulsée de sa résidence en raison de problèmes liés à sa consommation d’alcool. Elle s’est présentée de nombreuses fois à l’urgence pendant la dernière semaine. Chaque fois, elle était intoxiquée et verbalisait des idées suicidaires. Elle reçoit du diazépam, des perfusions intraveineuses, de la thiamine et des multivitamines comme traitement dans le cadre de son sevrage. Elle est suicidaire uniquement lorsqu’elle est intoxiquée et elle réclame des ressources pour l’aider à mettre fin à ses épisodes d’hyperalcoolisation rapide. Lors de sa dernière visite, le médecin du service d’urgence prend connaissance de ses nombreuses visites précédentes et demande une consultation en psychiatrie. Un psychiatre évalue la patiente; il note qu’elle n’a aucun plan ni aucune intention de suicide et il consigne clairement l’examen qu’il a fait de son état mental. Le lendemain matin, lors de la réévaluation, la patiente dit qu’elle n’a plus d’idées suicidaires ni de pensées d’automutilation. Elle reçoit son congé et a un rendez-vous de suivi en psychiatrie. Elle accepte aussi d’aller en centre d’hébergement et on lui remet des renseignements sur les ressources en désintoxication. On la retrouve trois jours plus tard, décédée par suicide.
La famille intente une action en justice, alléguant que la patiente n’avait été ni adéquatement évaluée ni hospitalisée, ce qui a entraîné son décès. L’expertise médicale a appuyé les soins prodigués, en précisant qu’à moins d’une idéation suicidaire active, le traitement par défaut pour les patient·es qui se présentent à l’urgence avec des idées suicidaires est d’éviter l’hospitalisation dans une unité de psychiatrie, et de les diriger vers des ressources psychosociales dans la collectivité, des ressources de logement et des programmes de réadaptation en toxicomanie. La cause est rejetée.
Prise en charge thérapeutique des patient·es à risque de suicide
Dans son analyse des dossiers médico-légaux mettant en cause des psychiatres, l’expertise médicale réitère souvent l’importance d’effectuer une évaluation appropriée du risque de suicide et de consigner cette évaluation dans le dossier médical. Elle souligne aussi l’importance de collaborer avec la personne traitée pour formuler un plan de sécurité, surtout lorsque la ou le médecin prévoit un changement ou une transition dans les soins, comme lors de la planification du congé.
En bref
La coordination des soins aux patient·es présentant des problèmes de santé mentale peut être compliquée, en particulier lorsque l’accès à une expertise psychiatrique est restreint. Il est recommandé, pour réduire les risques médico-légaux, d’opter pour une approche interdisciplinaire à l’égard des soins, d’effectuer une évaluation rigoureuse de l’état mental de la personne sous nos soins, de consigner cette évaluation dans le dossier médical et de faire des réévaluations de suivi, de se familiariser avec les services locaux de soutien psychosocial, et d’établir un plan d’action pour faire face aux retards dans les consultations.
Suggestions de lecture
Références
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Krystal JH, State MW. Psychiatric disorders: Diagnosis to therapy. Cell [En ligne]. 2014 Mar 27;157(1):201-214
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Par expertise médicale, on entend les médecins expert·es qui interprètent les problèmes cliniques, scientifiques ou techniques liés aux soins prodigués et qui émettent une opinion à leur égard. Ces médecins ont habituellement une formation et une expérience semblables à celles de leurs collègues ayant prodigué les soins à évaluer.
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Shefer G, Henderson C, Howard LM, et al. Diagnostic overshadowing and other challenges involved in the diagnostic process of patients with mental illness who present in emergency departments with physical symptoms – A qualitative study. PLoS ONE [En ligne]. 2014;9(11):e111682